La perception de la violence a beaucoup évolué selon les époques. Sa présence dans les activités physiques et sportives également. Aujourd’hui, la majorité des pratiquants souhaitent éviter un rapport à la violence et sa conséquence interne, le stress.

Peut-on définir la violence ?

Si l’on demande à plusieurs personnes de citer des exemples de violence, les premiers proposés seront probablement des exemples de violence physique : guerre, terrorisme, agression, affrontement, etc. Après un temps de réflexion, ces personnes proposeront peut-être des exemples de violences psychologiques : violences conjugales, harcèlement (moral, sexuel ou téléphonique), au foyer, à l’école, au travail. Il est d’ailleurs difficile de séparer les deux, les violences physiques ont des conséquences psychologiques. Les personnes interrogées pourraient même avancer que nous vivons une période très violente. Si on se replace dans une perspective historique longue, les chiffres montrent le contraire. C’est le sujet du livre « La part d’ange en nous », de Steven Pinker qui déclare : « Nous vivons probablement à l’époque la moins violente de toute l’histoire humaine. » Pinker étudie essentiellement la violence physique et les homicides. Qui connait la révolte d’An Lushan en Chine au VIIIe siècle ? Elle aurait fait 36 millions de morts. Oui, vous avez bien lu, 36 millions de morts. Un décalage existe entre la perception de la violence et sa réalité. C’est un biais cognitif bien connu. La baisse des violences physiques de type homicides nous fait percevoir de façon plus sensible les violences psychologiques. La violence peut donc prendre de nombreuses formes. Sa définition est complexe. Les définitions juridique, sociologique, anthropologique, historique de la violence ne sont pas les mêmes. Il existe une autre forme de violence, celle de la nature : tremblement de terre, tsunami, cyclone, tempête, etc.

Violence et société, sports et arts martiaux

L’étymologie du mot violence est très instructive. Il nous vient du latin violencia et violentus découlant du mot grec bia signifiant « la force vitale » ou « la force ». Le latin vis est ainsi intimement lié à l’idée même de la vie, à la force vitale qu’est le bios grec que l’on retrouve dans le mot biologie. Il y a donc une dimension positive dans l’histoire du mot violence qui est oubliée dans son utilisation aujourd’hui. Cet aspect positif est très proche de la notion d’énergie vitale que l’on connait bien dans les modèles d’énergie extrême-orientaux que sont le Qi chinois, le Ki japonais et le Prana indien. Dans cette approche, la violence est donc inhérente à la vie. S’il y a trop de vis, d’énergie, il y a de la violence. S’il n’y a pas assez de vis : c’est la porte ouverte aux maladies, à la mort. II faut trouver un équilibre. L’enjeu n’est pas de faire disparaître la violence, mais de la maitriser, de la contrôler.

Chaque société humaine propose un équilibre de la violence. La loi encadre et indique ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. La loi peut évoluer, ce qui était acceptable naguère ne l’est pas forcément aujourd’hui. En France, il n’est pas autorisé que chaque citoyen se promène avec une arme sur soi comme un Jo pour gérer sa propre sécurité. C’est l’État qui la prend en charge. Mais comment faire respecter l’ordre sans une dose de violence ? Les citoyens délèguent cette dose de violence à la puissance publique. C’est que le sociologue allemand Max Weber appelait le monopole de la violence physique légitime. Lorsque l’usage de la force par les policiers dépasse la norme légale de son emploi, on parle alors de violences policières. Dans une société du confort et du droit, où les comportements sont de plus en plus réglementés et normés, la sensibilité à la violence peut augmenter. D’où les problèmes de perception évoqués ci-dessus.

Le sport est un exemple de stratégie pour maitriser et canaliser la violence dans un cadre réglementé. L’évolution historique du sport peut être comprise comme un processus de socialisation apaisé qui se caractérise par la neutralisation et/ou l’évacuation de la violence au moyen de la mise en place de règles de plus en plus précises. De la soule médiévale au football (encore que la filiation soit discutée), des tournois de chevalerie à l’escrime moderne, etc. Certains sports ou pratiques possèdent la caractéristique de mettre au centre de leur activité la violence. Ce sont les sports de combat, les arts martiaux.

Propagation de la violence : neurones miroirs

Si historiquement, la violence semble diminuer dans nos sociétés, elle est toujours présente. Comment se propage-t-elle ? Certains chercheurs proposent un modèle où la violence se propagerait par contagion comme le fait un virus. Cela n’explique pas comment se déroulerait cette contagion. Des chercheurs (Marco Iacoboni, par exemple) suggèrent que le fonctionnement des neurones miroirs pourrait expliquer la contagion de la violence. Retour sur cette découverte essentielle de la fin des années 1990. Lorsque nous voyons quelqu’un faire une action (saisir un objet, par exemple), des neurones spécifiques s’activent dans les zones de notre cerveau qui permettraient de faire la même action. D’où le nom de neurones miroirs. Il semble que ce soit un mécanisme automatique extrêmement profond et ancien, partagé par beaucoup d’espèces animales. C’est le substrat physiologique de l’imitation qui est la base essentielle de l’apprentissage. On apprend un geste en le voyant faire et en le reproduisant. Notre cerveau est câblé pour cela. Mais ce mécanisme va plus loin. Une hypothèse aujourd’hui raisonnable est que plus que le mouvement, c’est l’intention derrière l’action qui est détectée. Ce serait la base physiologique de l’empathie ; cette faculté intuitive de se mettre à la place d’autrui, de percevoir de qu’il ressent. Il y a débat sur la profondeur de cette empathie. Si je perçois son intention, je peux anticiper ses actions. C’est un des objectifs des arts martiaux. Si je ressens la même émotion que lui, il s’agit alors d’une empathie émotionnelle. Dans le cas des arts martiaux, il y a clairement danger, le pratiquant ne maitrise plus ses émotions.

Ce que démontrent les neurones miroirs c’est que nous sommes automatiquement influencés par ce que nous voyons. C’est l’idée de contagion. Nous pouvons faire chaque jour cette expérience avec le rire par exemple. Cela concerne aussi la violence. Nous avons tous été les témoins d’une altercation où le ton monte, chaque phrase étant plus violente que la précédente. Il peut même arriver que les protagonistes en viennent aux mains dans une surenchère permanente. Cela peut se terminer très mal. Le mardi 28 mai 2019, à Paris, après un simple accrochage entre un bus et une voiture, les deux chauffeurs s’invectivent, puis passent à des échanges de coups et enfin dans un geste délibéré, le chauffeur de bus écrase l’autre personne contre un autre bus. Exemple affligeant d’un simple accident de la circulation qui se termine par un « homicide volontaire ». L’Aïkido et les arts martiaux nous apprennent à prendre le contrôle de nos émotions pour ne pas rentrer dans cette spirale. Donc à gérer sans le savoir nos neurones miroirs. Cela ne se fait pas sans effort et avec l’aide d’une attention soutenue sur notre ressenti. Il est extrêmement clair qu’une approche mindfulness – la plupart du temps traduit par « pleine conscience » même si je préfère « pleine attention » – fournit des outils pour maitriser et contrôler l’activation de ces neurones miroirs. Tous les arts martiaux développent une approche mindfulness. C’est inhérent à leur activité même si elle n’est pas explicitement revendiquée.

Réponse interne à la violence : le stress

Confrontée à une violence qui vient de l’extérieur, une des réponses de notre organisme est le stress. C’est une réponse interne. Le mot stress est devenu tellement commun qu’il est utilisé à toutes les sauces. Il n’est pas inutile de rappeler que c’est un phénomène mis en évidence par Hans Selye dans les années 1920 puis théorisé après la Seconde Guerre mondiale. Pour Selye, il s’agit d’un S.G.A. (Syndrome Général d’Adaptation). Cela se traduit par une augmentation du niveau d’activation de notre organisme. Le corps mobilise ses ressources dans différents systèmes (moteur, hormonal, nerveux, cardiaque, etc.) pour s’adapter, pour faire face à une situation, une menace que l’on peut qualifier de stressante. Aujourd’hui, il existe une tendance d’expliquer tout par le stress comme s’il s’agissait d’une cause externe. Récemment une publicité télévisuelle commençait par : « On peut laisser le stress nous prendre la tête ». Comme si le stress était externe et nous agressait. Insistons sur le fait que le stress est une réponse interne à une situation externe (stressante). Le stress n’est pas mauvais en soi, puisqu’il est une réponse naturelle adaptative. Par contre, être dans une situation qui nécessite que l’organisme réagisse sans arrêt, cela devient un stress chronique qui se traduit par des états inflammatoires et une baisse du système immunitaire. L’importance prise par le stress dans nos sociétés modernes n’est pas essentiellement liée aux violences physiques, mais à une pression sociétale, technologique : sentiment d’accélération du temps, compétition, efficacité, performance, être connecté en permanence, bombardement perpétuel d’informations (plutôt stressantes d’ailleurs), etc. Ce stress chronique peut également se terminer en burnout ou syndrome d’épuisement professionnel.

La motivation des pratiquants : pas de stress

Les arts martiaux ont pour caractéristique de proposer une situation d’étude qui est un conflit. Un conflit mis en scène certes, mais un affrontement tout de même. On fait comme si. Les enseignants discutent sans fin et avec raison d’ailleurs qu’elle doit être la part de vérité dans cet affrontement. Suivant le choix de l’enseignant, la pratique sera orientée self défense et efficacité ou maîtrise et contrôle. La conséquence concrète, c’est qu’il s’agit d’une situation qui génère du stress. « Il m’attaque Shomen uchi, je dois me déplacer pour éviter la frappe. De quel côté ? Quel déplacement ? Et le temps m’est compté sinon je suis touché. Etc. » L’enseignant peut moduler le niveau de stress ressenti en fonction de son public, en variant la difficulté des exercices et en choisissant les objectifs. C’est même une de ses compétences. Comme nous allons le voir, la violence réelle ou simulée des arts martiaux rebute la grande majorité des potentiels pratiquants, car elle génère du stress. On pourrait arguer que parce qu’il y a du stress, on apprend mieux à le maitriser et à diminuer le stress. Les arts martiaux vont donc développer des qualités qui ne sont pas présentes dans d’autres pratiques. En voici deux assez caractéristiques :


ZANSHIN : État de vigilance permanent.

KAMAE : État mental de vigilance qui permet la présence et la connexion. Point de départ. Placement, position que l’on prend avant l’engagement de l’attaque

On arrive à un paradoxe. Un des objectifs des arts martiaux est la maitrise de la violence du partenaire et de mon propre stress. Mais statistiquement une grande partie de la population ne souhaite pas retrouver en situation de stress dans une activité sportive.

Depuis quelques dizaines d’années, il y a consensus entre les chercheurs pour constater une mutation profonde dans la demande sociale de pratique sportive. Cette demande se structure de plus en plus autour de la santé, du loisir, de la convivialité, de la nature, et de moins en moins autour de la compétition. L’offre des pratiques sportives a longtemps été pensée par les fédérations pour la compétition. Mais l’obligation de résultat, de performance, les risques de dévalorisation en cas d’échecs génèrent du stress. Aujourd’hui, 71 % des amateurs pratiquent hors structure. Concrètement, alors que beaucoup d’objectifs sont communs, une très importante partie des pratiquants vont vers le Yoga, le Gi gong et autres plutôt que le Judo, le Karaté, le Taï chi, l’Aïkido, etc. (aucune hiérarchisation dans mon esprit). Comparons les chiffres du Yoga et de l’Aïkido. Pour l’Aïkido, ils sont disponibles sur le site du ministère. Le nombre de licences des deux fédérations d’Aïkido agréées était en 2018 de 50 000 (49 998 exactement). Si on rajoute les pratiquants hors fédérations agréées, comptons large, cela fait environ 60 000 aïkidokas en France. Ces chiffres sont plutôt en baisse. On dit souvent, sans avoir de chiffres vraiment officiels, que la France est le pays où il y a le plus d’aïkidokas après le Japon. Il y aurait donc moins de 60 000 pratiquants aux États-Unis. Les dernières études comptabilisent 36 millions de pratiquants de Yoga aux États-Unis et environ 2,6 millions en France (dont 80 % de femmes). L’évolution est clairement à la hausse sur plusieurs années. La différence entre les chiffres est plus que saisissante. 83 % des pratiquants de Yoga donnent comme première raison du choix de l’activité : « pour évacuer le stress ». La majorité des personnes ne souhaitent pas retrouver dans une pratique sportive de la tension, de la vigilance, du zanshin ou du kamae. La pratique des arts martiaux n’est pas dans l’air du temps. Mais dans le yoga il y a peu d’interactions avec d’autres pratiquants même s’il existe des variantes à deux ou plusieurs. Il est très courant d’entendre : « quand je fais du yoga, je suis dans ma bulle ». Une espèce de retrait du monde pour quelques instants sans interaction physique avec l’extérieur.

Aïki Mindfulness

Ce refus d’une grande partie de la population d’aller vers une discipline martiale est une des raisons (parmi d’autres) qui m’a amené à créer l’Aïki Mindfulness. Discipline de relation mais sans affrontement et accessoirement sans chutes. Elle ne s’adresse pas au même public. La situation d’étude n’est plus un conflit. Ce n’est donc pas un art martial. Une partie de la pratique se déroule à deux pour éviter cette tendance « bulle » et développer une relation Aïki. Conséquence : le travail est lent car ce n’est pas Uke qui détermine la vitesse par son attaque. Cela permet de faire des mouvements avec plus d’amplitude et de mettre l’accent sur la dimension mindfulness : porter une grande attention au ressenti physique et mental. L’objectif de l’Aïki Mindfulness n’est pas de gérer une violence externe mais plutôt de gérer d’abord l’interne pour aller vers l’externe : « faire connexion » pour un rééquilibrage postural, émotionnel et relationnel.

 

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