Le numéro 3594 de Télérama (28 novembre 2018) propose un article d’Olivier Tesquet : L’abus de smartphone rend-il idiot?(1). Beaucoup d’idées intéressantes sont relayées dans ce papier qui sont assez proches de mes préoccupations. Le titre rappelle celui de l’article de Nicholas Carr publié en 2008 : Is Google Making Us Stupid ? What the Internet is doing to our brains.(2)

Les comportements

 

L’article commence par un constat que tout le monde peut faire autour de lui : l’importance qu’a pris le smartphone dans les habitudes des Français.  Quelques chiffres sont donnés qui font assez peur (enfin à moi en tout cas). Exemples :

  • 41 % le consultent au milieu de la nuit ;
  • 20 % le regardent moins de 5 min après leur réveil ;
  • 23 % consultent leur smartphone moins de 5 min avant de s’endormir ;
  • Etc.

Olivier Tesquet interroge sur ces comportements Pierre-Marc de Biasi, directeur de recherche émérite au CNRS et auteur de Le Troisième Cerveau. Petite phénoménologie du smartphone (CNRS éditions, 2018) :

C’est tout sauf un objet simple ! C’est d’abord un objet industriel qui vise à conquérir le monde. C’est une prothèse humaine, sociologique, culturelle et technologique. C’est aussi le lieu de la prise en charge, du calcul, du stockage, de l’enregistrement. Et surtout c’est l’objet qu’on tient dans la main, comme un silex des temps modernes.

On notera le terme de prothèse qui rappelle les recherches d’André Leroi-Gourhan (1911-1986), Le geste et la parole (Albin Michel, 1964). Cette notion met l’accent sur notre extérieur et l’outil comme une extension de notre corps pour interagir avec l’environnement. L’image du « silex des temps modernes » est donc très pertinente.

Les prothèses techniques sont consubstantielles de notre humanité. Homo « habilis », homo « faber ». La main et l’outil se sont formés ensemble ainsi que nous le démontraient les travaux magistraux du préhistorien André Leroi-Gourhan.(3)

La question fondamentale est : l’utilisation du smartphone (et de tous les objets techniques connectés) modifient-ils notre cerveau ? Et la réponse est … oui et non.

Non. Car, comme le rappelle Elena Pasquinelli, philosophe, spécialiste des sciences cognitives et membre du Conseil scientifique de l’Education nationale interrogée par Olivier Tesquet :

La structure fondamentale de notre cerveau est identique à celle d’un chasseur-cueilleur il y a dix mille ans.

Oui. Car nous avons déjà de nombreuses preuves de ces modifications mais pas au niveau de la structure mais au niveau du câblage du cerveau, c’est à dire de la reconfiguration des connexions entre neurones. Le fait qu’il y ait des modifications au niveau du câblage de notre cerveau n’est pas un problème en soi, c’est son mode naturel de plasticité. Chaque opération de notre cerveau, chaque interaction avec notre extérieur et notre intérieur (rappel de la mémoire par exemple) modifie notre cerveau. La question aujourd’hui est : y a t-il quelque chose de spécifique avec le numérique, avec le rapport aux écrans (qui, on l’aura remarqué, n’existaient pas il y a dix mille ans) sur le fonctionnement de notre cerveau ? Voici deux exemples – parmi de nombreux autres – où la technologie de diffusion (analogique ou numérique) dans le domaine artistique pose question.

Cinéma : numérique vs pellicule

 

Que change, dans notre cerveau, le fait de regarder un film tourné avec une pellicule argentique (analogique) ou avec des caméras numériques ? Vaste débat. Certains réalisateurs font des choix radicaux. Christopher Nolan, Quentin Tarantino et Paul Thomas Anderson tournent en pellicule analogique. Geoffrey Macnab dans un article de The Independent se demande si on ne pourrait pas voir un retour de la pellicule analogique au cinéma comme on voit actuellement un retour du disque vinyle analogique dans la musique enregistrée. Il y a de très nombreux sites qui discutent de la comparaison entre analogique et numérique au cinéma. Quelques exemples .

Livre : papier vs écran

 

Le même débat a lieu autour du livre. Il existe sur cette question des études scientifiques(4). Il semble que la lecture sur un livre papier favorise une vision, une compréhension globale alors que la lecture sur un écran favorise les détails. La vidéo suivante est instructive. Son titre est « Un magazine est un iPad qui ne marche pas ». Comme le dit l’auteur (le père de la petite fille) : « Pour ma fille de 1 an, un magazine est un iPad qui ne marche pas […] Steve Steve Jobs a codé une partie de son OS » (une partie des connexions dans son cerveau).

L’impact sensitif

 

De façon plus générale, je m’intéresse – en particulier dans le monde des bibliothèques – depuis plusieurs années à la question suivante : avec le numérique que gagne t-on et que perd-on ? La notion d’impact sensitif permet de proposer une piste. Comment nos sens traduisent une situation dans laquelle nous sommes (ici c’est l’écoute de la musique) ? Quel impact (sensitif) a t-elle ? Ensuite la façon dont nous percevons cette situation (nous en prenons conscience ou pas) est une autre question. Comme le signale Lionel Naccache (chercheur en neurosciences cognitives à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière) : « Quand il y a perception, il y a interprétation ». L’impact sensitif est avant l’interprétation.

Ce que l’on gagne est assez évident (et ce n’est limité au numérique), plus la technologie progresse, plus il y a de diffusion et donc d’accès à la musique. Mais s’il y a quelque chose que l’on gagne, il y a quelque chose que l’on perd. Ce que l’on perd c’est l’impact sensitif. On part d’une situation d’immersion totale (le concert) pour s’éloigner de la situation originelle et aller vers une situation où l’écoute de la musique ne  représente plus qu’une petite partie de la situation globale. On pourrait calculer le nombre de récepteurs sensoriels nécessaires pour traduire pour notre cerveau la situation dans laquelle nous sommes. Ce nombre diminue dans les différentes situations présentes sur le schéma ci-dessus au fur et à mesure qu’augmente l’utilisation de la technologie.

ATTENTION, l’impact sensitif n’est pas corrélé au plaisir ou au déplaisir que l’on ressent. Ils relèvent de la perception. Sinon personne n’écouterait de soniel mp3 dans le métro ou ne regarderait un film sur son smartphone comme dans la photo suivante que j’ai prise dans un TGV.

Impact sensitif

Cela rappelle les réflexions (dans un autre contexte) de Théodor Adorno sur la vie mutilée (Minima Moralia : Réflexions sur la vie mutilée, PBP). Le risque avec de plus en plus d’outils technologiques est d’expérimenter une vie appauvrie sensoriellement.

L’attention

 

L’article de Télérama est plus focalisée sur la capacité d’attention et comment elle est transformée par l’utilisation du smartphone. Comme le rappelle Elena Pasquinelli dans l’article :

Notre ­attention n’est pas divisible. Mon cerveau sait gérer simultanément le geste et la parole, mais quand les tâches demandent de l’attention, il passe de l’une à l’autre comme un jongleur. Ça donne une illusion de simultanéité, alors qu’il s’agit d’un mouvement d’alternance très rapide.

Contrairement à ce que pensent de nombreuses personnes (à commencer par quelques-uns de mes étudiants), le cerveau n’est pas multitâche. Si vous n’êtes pas convaincu, il existe aujourd’hui des dizaines d’articles scientifiques sur la question. En voici un récent (en anglais) : L’illusion du multitâche.

Autre point mis en avant dans l’article de Télérama : la mauvaise compréhension du fonctionnement de notre cerveau renforcée par l’analogie souvent utilisée cerveau = ordinateur. Elena Pasquinelli s’inquiète :

Le risque, c’est de faire croire aux jeunes qu’ils n’ont plus besoin d’apprendre, qu’il suffit de chercher sur Internet. On considère à tort la mémoire comme un dépôt statique et silencieux, alors qu’elle est en activité chaque fois qu’on la mobilise pour retrouver une connaissance. Ce n’est pas un muscle, c’est une stratégie.

Ce qui est important, ce n’est pas la somme d’informations dont on dispose (le plus souvent à l’extérieur de notre cerveau), ce sont les liens que l’on crée entre ces informations et le sens qu’on leur donne. Je ne peux que confirmer que c’est une vraie préoccupation quand je vois comment travaillent certains de mes étudiants. Ce n’est pas une thématique nouvelle et elle ne date pas de l’apparition de l’ordinateur. Voici une magnifique et célèbre citation du traité de Plutarque (environ 46 – 125) « Comment écouter » :

Car l’esprit n’est pas comme un vase qu’il ne faille que remplir. À la façon du bois, il a plutôt besoin d’un aliment qui l’échauffe, qui fait naître en lui une impulsion inventive et l’entraîne avidement en direction de la vérité.(5)

Célèbre car on trouve, dans l’histoire, de nombreuses variations plus simples de cette idée. Par exemple chez Michel de Montaigne :

Éduquer, ce n’est pas remplir des vases mais c’est allumer des feux.(6)

Cette idée met bien en évidence la différence entre « avoir » (ici des informations) et « être ».

L’effet jogging

 

Une fois que l’on a conscience de tout cela, qu’en fait-on ? On peut agir, nous ne sommes pas obligé d’utiliser un smartphone. Difficile, je le reconnais, car c’est pratique. L’enjeu est de trouver un équilibre entre cette pression de l’environnement technologique et le fonctionnement « naturel » de l’individu (corps et cerveau) car l’avancée technologique met en place un paradoxe que Régis Debray appelle « l’effet rétrograde du progrès matériel ». Il se traduit , entre autres, par l’effet jogging :

La déchéance des membres inférieurs était jadis pronostiquée chez les bipèdes motorisés. Or, moins les citadins marchent, plus ils courent. Au lieu de l’atrophie annoncée, la remusculation. La déstabilisation technologique suscite une restabilisation culturelle. A chaque « bond en avant » dans l’outillage, correspond un « bond en arrière » dans les mentalités(7).

L’effet Mindfulness

 

L’effet jogging est un rééquilibrage (déstabilisation-restabilisation) à partir d’un trop peu de sollicitation de nos membres inférieurs puisque nous avons à notre disposition de nombreux outils (prothèses) pour éviter de nous en servir et être plus efficace (plus loin, plus vite, plus longtemps). Ce que propose la piste impact sensitif c’est un effet Mindfulness (pleine conscience ou pleine attention) ; rééquilibrage à partir d’un trop plein de stimuli qui perturbent notre attention sans cesse sollicitée par l’environnement numérique.

Ce rééquilibrage, c’est l’enjeu de la pratique de l’aïki mindfulness ou de stages de formation en musique que je propose comme « L’écoute attentive et profonde« .

 


1 – Bizarrement, le titre n’est pas le même dans l’édition papier et l’édition numérique (réservé aux abonnés) : Le smartphone, un objet intelligent qui rend idiot ? : https://www.telerama.fr/monde/le-smartphone,-un-objet-intelligent-qui-rend-idiot,n5908089.php

2 – Article publié sur le site The Atlantic, JULY/AUGUST 2008 ISSUE. Nicholas Carr, Is Google Making Us Stupid? What the Internet is doing to our brains.
https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2008/07/is-google-making-us-stupid/306868/
Traduction en français sur le site du Monde, Publié le 05 juin 2009 à 16h47 – Mis à jour le 18 décembre 2009 à 17h01
https://www.lemonde.fr/technologies/article/2009/06/05/est-ce-que-google-nous-rend-idiot_1203030_651865.html
Nicholas CARR en a fait ensuite un livre, Internet rend-il bête ? Robert Laffont, 2011

3 – Vallon Serge, « Prothèses du Sujet moderne », VST – Vie sociale et traitements, 2011/2 (n° 110), p. 151-153.
https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-et-traitements-2011-2.htm-page-151.htm

4https://www.scientificamerican.com/article/reading-paper-screens/

5 – Plutarque, Comment écouter, Rivage poche, trad. Pierre Maréchaux, p. 67

6 – Pour en savoir sur l’utilisation de cette citation voir : http://www.guichetdusavoir.org/viewtopic.php?f=2&t=51220

7https://www.mediologie.org/effet-jogging
Voir également : « L’effet jogging », Médium, 2005/4 (N°5), p. 154-159. DOI : 10.3917/mediu.005.0154. URL : https://www.cairn.info/revue-medium-2005-4.htm-page-154.htm